De l’autre côté de l’eau…

« Aller de l’autre côté de l’eau »… Pour les Havrais, cette expression est synonyme de traverser la Baie de Seine pour rejoindre Deauville et Trouville-sur-Mer sur la Côte Fleurie.

Cette liaison a existé avant-guerre avec les « Bateaux de Trouville », bateaux à roues pour certains : « Le Trouville », « Le Touques », « Le Rapide », les deux « Augustin Normand »… exploités par la Compagnie Normande de Navigation à partir de 1913.

Après-guerre, en 1945/46, une tentative de relance de cette traversée est menée avec des bateaux d’une trentaine de passagers, mais c’est un échec : les bateaux sont trop petits et leur tirant d’eau trop grand. Pour que la ligne soit rentable, il faudrait augmenter le rythme des rotations, mais la marée à Honfleur limite les arrivées à quai.

A cette époque de fort développement économique, l’Estuaire de la Seine, plus qu’une simple frontière naturelle entre les deux régions normandes, est une véritable coupure économique entre l’agglomération havraise, fortement industrialisée, et le Nord-Est du département du Calvados voué presqu’exclusivement à des activités touristiques et agricoles.
Ainsi, la rive gauche de l’estuaire connaît-elle une relative stagnation économique, plus flagrante encore si on la compare à l’activité industrielle et portuaire de la rive droite.
Un premier pas pour s’affranchir de cette frontière naturelle est fait en 1954 avec la décision formelle de construire le Pont de Tancarville. Il sera mis en service en 1959.

En attendant, pendant l’été 1958, la Société Générale des Transports Départementaux met en œuvre un hélicoptère Vertol 44 pour réaliser une liaison entre Caen et le Havre via Ouistreham, Cabourg et Deauville.

La ligne, longue de 68 km, est assurée 3 fois par jour, aller et retour.
Mais la faible capacité de l’hélicoptère (15 passagers) et son coût d’exploitation ne permettent pas au projet de se développer : seuls quelques privilégiés ont les moyens de prendre l’hélicoptère, et malgré un succès honorable (environ 3400 passagers transportés), la liaison ne dure que 5 semaines, du 25 juillet au 31 août 1958. Elle ne sera pas reconduite en 1959 après la mise en service du Pont de Tancarville.

Pour relier le Havre à Deauville, il faut donc parcourir par la route 75 km, et c’est a minima 1h30 de route.
Le Pont de Normandie, plus près de l’embouchure de la Seine est bien projeté, mais loin d’être construit, et sa mise en service n’est envisagée qu’à l’horizon 1980/85.

C’est dans ce contexte que nait au début des années 70 le Bureau d’Etudes de Trans-Seine, société constituée pour l’étude d’une liaison maritime touristique saisonnière entre Le Havre et Deauville. Il est alors présidé par M. Jean-Claude Haas.

Premier projet : un AQL Hovermarine HM2

Fin juin 1970, un AQL (Aéroglisseur à Quilles Latérales) Hovermarine HM2 anglais est expérimenté entre le Havre et Deauville. Il s’agit d’un catamaran entre les coques duquel on souffle de l’air. L’air est contenu à l’avant et à l’arrière de l’appareil par une jupe. Le coussin créé entre les coques diminue la surface de coque immergée et permet donc au HM2 d’atteindre des vitesses supérieures à celle d’un bateau traditionnel.
La présentation est réalisée le 24 juin 1970 et le HM2 relie Le Havre eu Cap de la Hève en 15 minutes avec 60 personnalités à son bord.

L’expérience est jugée convaincante, et on envisage qu’à partir de Pâques 1971, deux HM2 déjà baptisés « Côte Fleurie » et « Chef de Caux » assureront un service régulier entre Le Havre, Trouville et Deauville à raison de 8 à 10 rotations le samedi et le dimanche.

Pourtant, à l’automne 1970, voici le Naviplane N300.

La SEDAM en 1970

Après deux années d’une exploitation saisonnière, difficile et peu rentable des Naviplanes N300 sur la Côte d’Azur, la SEDAM n’a toujours vendu aucun appareil. Ses projets sont à l’arrêt et il faut trouver des clients coûte que coûte.

Abel Thomas, Président de la SEDAM, positionne donc le N300 sur le projet de liaison Le Havre – Deauville.
Dans un premier temps il ne s’agit que de démonstrations et le projet d’achat de deux HM2 n’est pas remis en cause. Le N300 est d’ailleurs plus cher que le HM2 (6 à 7 millions de Francs).
Mais le Naviplane N300 ne manque pas d’atouts : plus grand que le HM2, plus souple dans son utilisation (il est complètement amphibie et peut se poser sur la plage), plus rapide… le Naviplane N300 est un appareil séduisant.

Présentation du Naviplane N300 au Havre et sur la Côte Fleurie

Sur la Côte d’Azur, la saison 1970 des Naviplanes N300 vient de se terminer. Les appareils sont stationnés à Nice.

Le samedi 26 septembre 1970, le Naviplane N300-01 « Baie des Anges » est amené au port de Nice Lympia, quai Papacino, pour être embarqué à bord du cargo caboteur de 900 tonnes Marie-Annick de la Compagnie Armoricaine de Transports Maritimes.
Le matin, l’appareil est d’abord sorti de l’eau à l’aide d’une grue de 100 tonnes et posé sur le quai. L’opération est réalisée par l’entreprise Nicoletti sous le contrôle de la SEDAM devant un public nombreux.
La jupe périphérique est retirée et le Naviplane est chargé sur le cargo dans le courant de l’après-midi.

Son séjour au Havre est prévu du 4 au 15 octobre, mais du fait d’une forte tempête à l’approche des côtes du Finistère, il n’arrive finalement à bon port que le 6 octobre vers 11H30.

Le Naviplane est déchargé quai de Madagascar à l’aide d’un ponton-bigue (ponton flottant équipé d’une grue) de 90 tonnes et déposé sur le terre-plein du quai où sa jupe périphérique est remontée.

Il est remis à l’eau le 8 octobre et vient se poser sur la plage du Havre au pied de la digue nord vers 15H30. C’est là qu’il sera basé pendant toute la durée de son séjour.

Des démonstrations sont prévues au public à partir du samedi 10 octobre. Des billets sont vendus au Syndicat d’initiative du Havre au prix de 15 Francs pour un vol aller-retour entre Le Havre et Deauville ou Trouville.

Ainsi, le samedi 10 octobre et le dimanche 11 octobre, le Naviplane N300 réalise des vols de présentation au public par très beau temps et mer d’huile.
Chaque jour, un vol aller-retour est réalisé entre Le Havre et Deauville le matin et un vol aller-retour entre Le Havre et Trouville l’après-midi.
Le public est conquis et on refuse du monde. Le Syndicat d’Initiative estime que 10 vols complets auraient pu être remplis tellement la demande est importante !
A l’arrivée à Deauville le dimanche, les passagers du « Baie des Anges » déclenchent spontanément une salve d’applaudissements dont le déchainement imprévu fait pleurer d’émotion l’hôtesse d’accueil ! « Nous n’avons jamais vu ça » surenchérissent les gens du bord.

La semaine suivante est consacrée à des vols de présentation pour les officiels de la région.

C’est ainsi que le lundi 12 octobre, le Naviplane N300 quitte le Havre dans la matinée et se pose sur la plage de Deauville où embarquent le maire, Michel d’Ornano, ainsi que les responsables des divers offices de tourisme de la région. Après une brève escale à Trouville pour embarquer son maire, il repart vers le Havre.
Les officiels sont reçus dans les salons de l’hôtel de ville par le maire, René Cance. Les discussions portent bien-sûr sur le rapprochement souhaité entre la Basse et la Haute Normandie, rapprochement rendu envisageable par la révolution technique que le Naviplane représente dans le domaine des transports maritimes.
Au retour vers Deauville, c’est Michel d’Ornano qui prend la place de copilote.


Le soir, Abel Thomas donne une conférence au Centre Administratif du Port Autonome du Havre. Il y détaille les projets de la SEDAM et précise les aspects économiques de l’exploitation d’un Naviplane : le prix d’une heure de vol (soit 2 A/R entre Le Havre et la Côte Fleurie) est estimé à 1000 Francs. En tablant sur un remplissage moyen de 60 passagers par vol au prix de 25 francs par personne, on générerait un chiffre d’affaire de 3000 Francs, soit un bénéfice de 2000 Francs par heure de vol.

Mardi 12 octobre, c’est au tour des maires de Deauville et Trouville de recevoir des personnalités de Haute Normandie. Le Naviplane N300 se pose dans la matinée sur la plage de Deauville en face de la brasserie Le Ciro’s. Il repart en fin de matinée vers Le Havre et revient dans l’après-midi à Deauville avec à son bord une délégation du Port Autonome du Havre.

Mercredi 13 octobre après un vol vers Cabourg, le Naviplane N300 part vers 16H00 à la rencontre du Paquebot FRANCE qui rentre au Port du Havre. Il l’escorte entre le chenal et l’entrée de la digue avant de rejoindre sa base, au pied de la digue nord.

Jean-Paul Turquet : Ce jour là j’étais lieutenant de quart à la passerelle du FRANCE et je n’imaginais pas participer 8 ans plus tard à l’aventure du N500. Je me souviens très bien de ce moustique nous tournant autour dans un nuage d’embruns.

Le jeudi 15 octobre, le Naviplane vole entre Le Havre et Cabourg en 25 minutes dans un brouillard assez épais. Il se pose sur la plage vers 12H30 avec à son bord 90 membres du congrès des hôteliers du Havre venus déjeuner à l’hôtel du Caneton à Cabourg.
Après une promenade en mer en milieu d’après-midi, le Naviplane repart vers Le Havre à 16H00.
La ville de Cabourg forme le vœu qu’une future ligne de Naviplane entre Le Havre et la Côte fleurie soit étendue jusqu’à elle.

Vendredi 16 octobre, le Naviplane termine ses présentations par une visite à Villerville et à Honfleur où il se pose sur le terrain de l’ancienne place vers 14H45.

Et ensuite…

Les présentations du Naviplane ont séduit. On envisage que le N300 « Baie des Anges » vienne au Havre d’avril à octobre 1971, peut-être même renforcé par « La Croisette ».
Mais pour que l’exploitation d’un Naviplane soit rentable, il faudrait qu’il fonctionne toute l’année. La liaison Le Havre – Deauville étant par nature assez saisonnière, il faudrait imaginer d’autres liaisons hors saison touristique. Abel Thomas suggère une liaison entre Dieppe et le Tréport, mais il n’est pas sûr qu’elle soit suffisante pour assurer la rentabilité du projet.
On envisage des vols charter vers les Plages du Débarquement, vers le Mont St Michel et même en remontant la Seine jusqu’à Saint Wandrille… On parle d’une liaison vers le cap d’Antifer au nord du Havre où doit être installé un terminal pétrolier….

Des détracteurs apparaissent également, ils pointent en particulier le bruit de l’appareil. D’autres remarquent que les conditions de présentation étaient exceptionnellement bonnes (soleil et mer d’huile). Qu’en sera-t-il des traversées sur une mer plus houleuse ?…

Des études de rentabilité et de lignes possibles doivent être menées.
La SEDAM, la Délégation à l’Aménagement du Territoire et le Mission d’Etudes pour l’Aménagement de la Basse Vallée de la Seine  demandent la réalisation d’une enquête sur les perspectives de trafic en Baie de Seine.
L’enquête est remise en novembre 1971, sans doute trop tard au regard de l’évolution de la SEDAM au cours de l’année 1971.

En attendant, le Naviplane N300 « Baie des Anges » est rechargé sur un cargo et part pour Bordeaux où il sera présenté sur la Gironde à partir du 28 octobre 1970.